UMR 7041
Archéologies et Sciences de l’Antiquité
Cahier des thèmes
transversaux ArScAn
(Vol. IX)
2007 - 2008
- EXTRAIT -
Nanterre, Novembre 2009
Cahier des thèmes transversaux ArScAn (vol. IX) 2007 - 2008
Thème III - La production textile dans le nord-est du monde ibérique (VIe-Ier s. av. J.-C.)
la production textile dans le nord-est du monde
ibérique (VIe-Ier s. av. J.-C.).
Les spéciicités d’une production domestique
Alexis gorgUeS
(UMR 5607, Ausonius)
(agorgues@yahoo.com)
C
ette contribution est un bilan thématique,
issu d’une rélexion globale sur les structures
économiques des sociétés de l’âge du Fer du nordest de l’Espagne et du sud-ouest de la France
méditerranéenne. Les données qui permettraient
une approche technique sont en effet relativement
rares pour ces régions. En revanche, il est possible
de cerner les lieux de production, et dans une
certaine mesure les modalités de celle-ci, dans le
cadre plus global des structures socio-économiques
ibériques.
1. Une reCherChe dAnS Son
ConteXte : leS SoCIétéS dU nord-eSt
dU doMAIne IbérIqUe.
D’un point de vue archéologique, les régions
méditerranéennes comprises entre Ebre et Hérault
se caractérisent au moins jusqu’au IIIe s. av. J.C. par une culture matérielle assez homogène.
Les maisons sont bâties en pierre et en terre, et
le bois intervient surtout pour la construction des
charpentes et des étages. Une céramique tournée
à pâte claire présentant des décorations peintes
en rouge, appelée selon les régions « céramique
ibérique » ou « ibéro-languedocienne », marque
fortement le faciès de la vaisselle1. Enin – et
peut-être surtout -, l’adoption dans la seconde
moitié du Ve s. d’une écriture dérivée de l’écriture
phénicienne permet de marquer une langue nonindoeuropéenne (que nous appelons « ibère »
faute de mieux) que nous savons lire, mais
pas comprendre. Cette écriture connaîtra un
large champ d’application : marquage d’objets,
épigraphie de la production, épigraphie funéraire,
production de documents administratifs, etc.
Toutes
ces
caractéristiques
donnent
indubitablement
une
connotation
assez
méditerranéenne aux populations ibériques et
on les restitue par ailleurs volontiers comme
très ouvertes, voire recherchant les contacts, en
fonction de modalités qu’elles partageraient avec
les Grecs ou les Puniques. Cette vision des choses
est loin d’être anodine pour la thématique qui nous
concerne. La critique archéologique a en effet repris
à son compte et calqué sur le monde ibère les topoi
issus de la littérature antique nous présentant le
tissage comme une activité typiquement féminine
1 - Gailledrat 1997.
Cahier des thèmes transversaux ArScAn (Vol IX)
Thème III - Journée d’étude «textiles», La production textile dans le nord-est du monde ibérique (VIe-Ier s. av. J.-C.)
Nanterre, 2009, p. 59-68
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Cahier des thèmes transversaux ArScAn (vol. IX) 2007 - 2008
Alexis GORGUES
et principalement destinée à l’autoconsommation
domestique. Cette vision assez réductrice de
l’artisanat textile est le corollaire de la place
marginale que l’analyse archéologique attribue
à la sphère féminine: l’échange et la guerre, des
activités réputées masculines, sont bien plus
étudiées que la meunerie ou le tissage2. Dans
une société méditerranéenne, une femme doit
occuper une place discrète et son activité ne peut
avoir qu’une importance minime dans le cadre
du fonctionnement global de la société. Mais les
choses sont elles aussi simples ? Le fonctionnement
des sociétés ibériques est-il à ce point conforme au
modèle idéal que les sources anciennes décrivent
pour la Grèce et Rome ? C’est à ces interrogations
que renvoie l’étude de la production textile dans le
domaine ibérique.
2.
leS
ACtIVItéS
teXtIleS,
SPéCIfIqUeMent féMInIneS ?
La base documentaire de l’archéologie ibérique
ne permet pas d’identiier clairement les acteurs de
l’activité textile ; l’iconographie ibérique, pourtant
abondante, est avare de renseignements concernant
les activités productives. Le fait que toutes les
traces connues, liées à l’artisanat textile ibérique,
se retrouvent en contexte domestique ne prouve
pas qu’il s’agissait d’un travail féminin voué à
l’autoconsommation familiale : à l’exception
des installations liées à la céramique, l’énorme
majorité des structures de production retrouvées
en contexte l’ont été dans des maisons3. Mais la
nature féminine de ce travail paraît vraisemblable
non pas sur la base d’une comparaison basée sur
des préjugés culturels, mais plutôt sur les grands
traits connus de l’économie ibérique, centrée sur
le développement d’une agriculture lourde mettant
en oeuvre l’araire. Les travaux de Goody4 et de
Meillassoux5 ont bien montré que, dans ce cas
de igure, le travail féminin est le plus souvent
cantonné à la sphère domestique.
Cependant, même si on acceptera ici que
ilage et tissage sont des activités féminines,
il faut remarquer que la chaîne opératoire du
textile, considérée dans sa globalité, est mixte :
qu’il s’agisse du lin, une ibre que les sources
écrites associent de façon privilégiée aux Ibères
(Polybe, III, 4, 114 : à la bataille de Cannes, les
Ibères se distinguent par leur tunique de lin blanc
bordée de pourpre) ou de la laine, plutôt associée
aux Celtibères et aux populations de l’ouest de
l’Hispanie (Strabon III, 3, 7 : il s’agit de manteaux
noirs), mais sans nul doute utilisée dans notre zone
d’étude, toutes les activités liées à l’obtention de la
matière première sont masculines.
Le lin, par ailleurs attesté archéologiquement
dans notre zone d’étude6, est en effet une plante
cultivée bien adaptée au climat du nord-est de
l’Espagne (principalement le lin d’hiver). Or,
la découverte, déjà évoquée, d’araires, ainsi –
pour une fois - que l’iconographie constituent un
faisceau d’éléments convergents amenant à faire
de l’agriculture une activité plus spéciiquement
masculine. Il en va de même de l’élevage de
brebis et moutons, ainsi que de la tonte de la
laine : comparaison et données archéologiques
s’accordent pour donner un caractère masculin à
cette activité.
Les maillons de la chaîne opératoire du textile,
de l’obtention de la matière première à sa mise
en forme, se répartissent donc en fonction de leur
nature entre personnes de genre différent. Or,
il semble que ces personnes soient les membres
d’une même unité domestique, terme à entendre
4 - Goody 1976.
2 - Curià et Masvidal 1998; Gorgues 2008.
5 - Meillassoux1975.
3 - Gorgues 2005, 2008.
6 - Rafel et al. 1994 ; Moret et al. 2000.
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Thème III - La production textile dans le nord-est du monde ibérique (VIe-Ier s. av. J.-C.)
b2.
a1.
Fig.1. a. Plan de la maison de Coll del Moro de Gandesa dotée d’une installation de traitement de la
ibre de lin. b. Axonométrie de l’édiice. D’après Rafel et al. 1994.
ici comme l’ensemble des individus vivant sous
un même toit sans préjuger de la nature de leur
relation.
3. leS StrUCtUreS de lA ProdUCtIon
teXtIle: MorPhologIe et ConteXte
de déCoUVerte.a
3.1. Le traitement des fibres : L’exempLe du
coLL deL moro de gandesa (terra aLta).
La seule installation de traitement des ibres
bien identiiée est celle du Coll del Moro de
Gandesa (Terra Alta, dans la vallée de l’Ebre près
de la limite entre Aragon et Catalogne7 : ig. 1). Elle
date du milieu du IIIe s. av. J.-C., et est constituée
de deux bassins de traitement du lin par immersion
d’environ 1,60 m x 1,80 m, identiiés grâce à des
analyses de reste gras menées à bien sur la couche
7 - Rafel et al. 1994.
de matière organique qui s’était conservée au fond
des bassins. Il est vraisemblable que l’un des deux
bassins, pas complètement étanche, ait plus servi
au séchage des ibres qu’à leur décantation en
milieu humide.
La construction de cet ensemble permet
d’accroître la capacité de production de ce qu’il
faut bien identiier comme une maison : tant la
morphologie de l’édiice (vraisemblablement doté
d’un étage) que le mobilier découvert permettent de
caractériser une occupation de type domestique8.
Le tissage se faisait également là : on a découvert
cent sept pesons de métier à tisser en terre cuite
dans les couches d’effondrement de la pièce aux
bassins. Le nombre de pesons est conséquent. On
verra cependant qu’il n’est pas exceptionnel dans
le contexte d’une grande maison ibérique.
8 - Gorgues 2005 : 166-175 ; Gorgues, à paraître a.
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Alexis GORGUES
ba
nq
ue
tte
N
jarres
aire de mouture
base de poteau
métier
à tisser
four
0
2m
Fig. 2. Plan de la Tour du Tossal Montañes
(phase II, vers -525). D’après Moret et al. 2006.
3.2. Les
métiers à tisser
derrière Les tas de pesons
:
queLLe réaLité
?
La présence de pesons en milieu domestique
est observée couramment dans le nord-est du
monde ibérique à partir du Bronze inal, attestant
l’importante diffusion du métier à tisser vertical
dès cette époque. Jusqu’au IVe s. av. J.-C., les
pesons sont majoritairement fabriqués en terre
crue, ce qui rend leur conservation aléatoire. Par
la suite, il sont cuits et présentent un aspect proche
de celui de la céramique ibérique. Le Languedoc
méridional constitue une exception notable,
relevée par Claire-Anne de Chazelles9 : on n’y
connaît pas de pesons jusqu’à la in du IIIe s. av. J.C., et encore leur présence est-elle sporadique à
cette époque. Plutôt que de supposer, avec ce
chercheur, que les pesons en terre restèrent utilisés
dans cette région à une époque plus tardive, on
peut se demander si la différence n’est pas avant
tout dans la technique employée. Par exemple, des
métiers à tisser à haute lisse, qui ne nécessitent
9 - De Chazelles 2000.
pas le lestage des ils de chaîne par des pesons, ne
laisseraient aucune trace après leur décomposition.
On est mal renseigné sur l’aspect du métier
à tisser vertical ibérique. Seule une découverte
nous permet d’approcher sa morphologie pour
la deuxième moitié du VIe s. av. J.-C. Le site
de Tossal Montañes (Valdeltormo, Teruel) est
une maison-tour de l’Ibérique Ancien assez
caractéristique de l’habitat aristocratique du BasEbre de cette époque10 (ig. 2). On y a découvert
un montant de grès de presque 80 cm de haut,
portant une dépression semi-circulaire sur sa
partie sommitale et deux cupules sur une de ses
faces11 dont l’identiication comme montant en
pierre de métier à tisser vertical a été permise par
la découverte, sous sa face travaillée, de trente-sept
pesons en terre crue indurés par l’incendie qui a
mis un terme déinitif à l’occupation de la tour. La
morphologie de l’autre montant nous est inconnue
: les barres horizontales pouvaient être ixées soit
dans l’enduit du mur soit, plus vraisemblablement,
sur un montant de bois aujourd’hui disparu (ig. 3).
Ce métier à tisser est le seul élément lié au
secteur textile à Tossal Montañes. Il apparaît dans
une maison très spéciique, appartenant à une unité
domestique ayant visiblement un accès privilégié
aux moyens de production : dans le même édiice,
on a trouvé des moules de bronzier et des éléments
liés au stockage dépassant de loin la norme pour
l’époque. Ce métier semble plutôt voué à satisfaire
les besoins internes de la maisonnée, contrairement
à ce que l’on peut supposer pour les activités
métallurgiques.
Toutefois, dans les siècles suivant, ceux de
l’Ibérique Moyen (vers - 450/ vers - 200), et
principalement à la in de cette période, on assiste
au développement important d’une production
textile qui, si elle a pour cadre la maison, ne
10 - Moret et al. 2006 : 21-67.
11 - Moret et al. 2000.
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Thème III - La production textile dans le nord-est du monde ibérique (VIe-Ier s. av. J.-C.)
a
b
Fig. 3. Le métier à tisser du Tossal Montañes. a. Proposition de reconstitution. b. Photographie des
pesons de terre crue indurés ayant permis l’identiication (d’après Moret et al. 2006).
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Fig. 4. La maison de Mas Boscà (Badalona),
d’après Junyent et Baldellou 1972. Les
rectangles gris signalent les accumulations de
pesons.
saurait être destinée exclusivement aux besoins
des individus l’habitant. Un des exemples les
plus éclatants de cette situation est fourni par une
maison de Mas Boscá, au nord de Barcelone, près
de Badalone12 (ig. 4).
Le ilage y est attesté par la découverte de dix
fusaïoles, dispersées à travers l’habitation, alors
que le tissage est représenté par plus de deux cents
pesons, dont presque la moitié (quatre-vingt seize)
étaient « soigneusement empilés » près d’une
porte de communication interne. Les autres étaient
regroupés en quatre accumulations dans diverses
pièces. On ne dispose de chiffres que dans deux
cas : « une vingtaine » dans le premier, dix-neuf
dans le second. Ces chiffres sont parfaitement
compatibles avec ceux que l’on peut attendre
de la décomposition d’un métier à tisser vertical
standard. Ces emplacements ne sont pas associés
systématiquement à certains types d’aménagement.
Deux se trouvaient contre des parois, les deux
autres étaient attenants à des concentrations de
matériel (l’un contre une regroupement de vingtdeux amphores ibériques dans la pièce A, l’autre
contre des vases alignés le long de la paroi séparant
la pièce B des deux autres).
Les travaux de Carr ont bien montré qu’entre
le ilage et le tissage, c’est le ilage qui prend le
plus de temps, et qu’un seul métier à tisser sufit
largement à satisfaire les besoins d’un oikos grec13.
Or, les besoins en textile des Ibères devaient
être très proches de ceux des Grecs : les normes
vestimentaires en vigueur chez les uns comme
chez les autres ne diffèrent en effet quasiment
pas : les hommes ibères se vêtent de tuniques et
de manteaux, les femmes de robes, de manteaux et
de voiles14. La multiplication des métiers à tisser,
collatérale à la présence d’un grand nombre de
fusaïoles, doit donc être interprétée à Mas Boscá
comme résultant de la recherche d’excédents
de production à écouler en dehors de l’unité
domestique.
Cependant, pour bien prendre la mesure de ce
phénomène, il faut le replacer dans le cadre plus
large des évolutions qui affectent les sociétés de
notre zone d’étude dès le début du IVe s. av. J.C. Tout d’abord, on observe une stratiication
croissante au sein de l’habitat. Un habitat de rang
supérieur, caractérisé par des édiices pouvant
aller de la grande maison de plan complexe à
de véritables hôtels particuliers de plusieurs
13 - Carr 2000.
12 - Junyent et Baldellou 1972.
14 - Nicolini 1969 : 137 et suiv.
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Thème III - La production textile dans le nord-est du monde ibérique (VIe-Ier s. av. J.-C.)
Fig. 5. 1) Le plan du Cabezo de Alcalá de Azaila, d’après Cabré 1944. 2) La maison 6 et
l’emplacement de ses métiers à tisser et de sa fusaïole. 3) Le timbre ILTuRATiN qui se répète trois
fois à Azaila. 4) Photographie montrant l’emplacement de l’atelier de potier de Foz-Calanda, dans la
plaine (cl. A. Gorgues). 5-1) Le peson de terre cuite de Foz-Calanda et 5-2) sa marque (IL)TuRATiN
(cl. A. Gorgues).
centaines de mètres carrés, domine la trame des
agglomérations. Mais l’essentiel des maisons
semble avoir correspondu à de petits édiices de
une ou deux pièces. Cette partition entre habitat de
statut supérieur et habitat ordinaire se retrouve à la
65
campagne, où se développent de grands domaines
aristocratiques, principalement à partir de la
in du IVe s. av. J.-C. De façon peu surprenante,
les grandes maisons concentrent l’essentiel des
structures de stockage et de production souvent
Cahier des thèmes transversaux ArScAn (vol. IX) 2007 - 2008
Alexis GORGUES
assez spécialisées, comme la forge- observées par
l’archéologie15. Les maisons de rang supérieur,
dont fait partie celle de Mas Boscá, n’étaient pas
habitées par une famille nucléaire, mais par des
groupes domestiques élargis, sans doute de nature
lignagère.
Les personnes appartenant à des unités
domestiques de rang dominant semblent donc bien
être les acteurs principaux de la production hors
autosubsistance, ce qui ne constitue un paradoxe
qu’en apparence. Si dans nos sociétés, on recherche
une position dominante ain de travailler moins,
il n’en va pas de même partout. Sahlins16 a bien
démontré que travailler à la place des autres est un
bon moyen de les placer en position de dépendance
et de s’appuyer sur eux pour avoir du pouvoir et
donc de l’honneur, un élément déterminant dans
nombre de sociétés non industrielles.
La production textile s’inscrit dans le cadre
de ce système où la production « artisanale » est
répartie à l’échelle de la communauté et repose
essentiellement sur ses élites. Ce système est
sans doute compétitif : les différentes unités
domestiques dominantes essaient par ce biais
d’accroître leur patrimoine, ce qui leur permet
d’augmenter leur capacité de distribution et donc
leur inluence. Dans ce cadre, on assiste à une
véritable division lignagère du travail, chacun des
membres du lignage devant apporter son savoirfaire pour développer une activité spéciique. Au
Coll del Moro, les hommes de la maison cultivent
et traitent le lin, pendant que les femmes le ilent
et le tissent sur des métiers à tisser assez nombreux
pour nécessiter cent sept pesons pour les monter.
Ce système va progressivement se complexiier,
surtout à partir du IIe s. av. J.-C., dans le cadre
de la gestion de grands domaines aux activités
diversiiées. Un des sites les plus importants pour
comprendre ce fait est celui du Cabezo de Alcalá
de Azaila (Teruel17). La partie haute de ce site (ig.
5a), datable entre -100 et -5018, a livré un nombre
important de pesons, attestant de la multiplication
de métiers à tisser dans les grandes maisons qui s’y
trouvaient. Ces pesons servaient de support à une
épigraphie complexe (pré- et post-cuisson), sans
doute liée à la nature des étoffes et au montage des
métiers à tisser, un fait déjà observé au Coll del
Moro19. La maison 6, celle qui a livré le plus grand
nombre de concentrations de pesons (ig. 5b),
interprétées comme des emplacements de métiers
à tisser, a en outre livré trois marques sur bord de
jarres portant en langue ibère le texte ILTuRAtiN
(ig. 5c). Azaila est le seul site d’habitat où on les
trouve. Toutes les découvertes sont concentrées
dans la maison 6 de ce site.
Or, dans l’atelier de potiers de Foz-Calanda20
(ig. 5d), on a trouvé deux marques portant le même
texte, dont une sur peson (ig. 5e). A Foz-Calanda,
la pratique du marquage de pesons, sans être
fréquente, n’est pas rare. On trouve d’autres textes
ou des marques géométriques, le plus souvent sur
des pesons à deux trous (ceux en terre crue n’en
possèdent qu’un), de taille assez standardisée (on
trouve grosso modo deux modules différents). Ces
pesons étaient sans nul doute fabriqués dans cet
atelier dont l’essentiel de l’activité repose sur la
confection de vaisselle et de grands conteneurs de
stockage.
Il est possible de déduire de cette corrélation
épigraphique que l’atelier de Foz-Calanda
dépendait en partie au moins du propriétaire
17 - Beltrán Lloris 1976 et 1995.
15 - Sur l’architecture domestique ibérique : Belarte 1997 ; sur la
18 - Sur les problèmes de datation : Gorgues et Cadiou, à paraître.
production en milieu domestique : Gorgues 2005 : 136-156 ; Gorgues
19 - Rafel et al.1994.
à paraître.
20 - En cours de fouilles : Gorgues et Benavente 2007 ; Gorgues à
16 - Sahlins 1972.
paraître b.
66
Cahier des thèmes transversaux ArScAn (vol. IX) 2007 - 2008
Thème III - La production textile dans le nord-est du monde ibérique (VIe-Ier s. av. J.-C.)
de la maison 6 d’Azaila. La production textile
qui se développe dans cette dernière apparaît
donc comme un élément s’inscrivant dans une
logique beaucoup plus large. Celle-ci se projette
sur un important territoire (Foz-Calanda est à 50
km d’Azaila), qui sert de cadre à une véritable
économie d’échelle, s’appuyant d’une part sur une
maison « urbaine » et d’autre part sur un ou des
domaines ruraux (près de Foz-Calanda, le site de
la Guardia de Alcorisa peut être interprété en ce
sens), qui permettent le développement d’activité
agricoles, mais aussi le contrôle de productions
annexes, parmi lesquelles la céramique.
Dans ce cadre, la ilière textile peut s’organiser
comme suit :
– culture et traitement du lin depuis le domaine
rural ;
– fabrication des « outils » (les pesons) dans
l’atelier céramique ;
– transport du lin en ibre et des pesons vers la
résidence urbaine ;
– ilage et tissage, puis distribution dans le cadre
de l’agglomération.
Cette ilière « double » une ilière agricole
beaucoup plus importante, dans le cadre de
laquelle l’atelier de potiers produit les céramiques
servant à conditionner les denrées agricoles, puis
à les transporter vers la résidence urbaine (d’où la
présence des jarres Ilturatin à Azaila).
4. ConClUSIon
Ainsi, sans que la production textile ne sorte
jamais de la sphère domestique, on l’a vu monter
en puissance quantitativement. Ce travail,
généralement considéré comme secondaire et
lié à l’autosufisance domestique, parce que
féminin, semble en fait acquérir dès l’Ibérique
moyen (entre - 450 et – 200 av. J.-C.) le statut de
production spécialisée, en grande partie destinée
67
à l’échange, alors même que l’échange intracommunautaire joue un rôle important dans la
régulation du système social indigène. On est donc
bien loin du topos littéraire renvoyant à la femme
vertueuse ilant en attendant son mari pour couvrir
les modestes besoins du foyer. Dans le domaine
ibérique, c’est au moins autant la capacité de
travail de la femme qui sert l’honneur de son
lignage que sa vertu.
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